19
La vieille voiture louvoyait au long des boucles décrites par le circuit touristique à travers la réserve. David essayait de maîtriser le bouillonnement d’impatience qui l’habitait et de ne pas regarder la montre du tableau de bord.
Doggerty conduisait en marmonnant des prières. De temps à autre il lâchait le volant pour signer. Un chapelet accroché au rétroviseur se balançait au rythme des cahots, avec un irritant petit crissement.
Ils atteignirent enfin la sortie du parc. Bridget Winfield, alertée par le bruit du moteur, apparut sur le seuil du bungalow. Elle était toujours vêtue de sa chemise de nuit lacérée par les ronces. Quand elle s’approcha du véhicule, David put constater qu’elle avait le visage entièrement déformé par l’enflure des piqûres d’abeilles. Un œdème généralisé lui fermait à demi la bouche et les paupières ; malgré cela, elle essayait de sourire.
— Alors ? s’enquit-elle, vous avez fait une belle balade ? Pas trop d’ours dans le secteur ?
David la rassura du mieux qu’il put. Le spectacle de ce visage ravagé lui nouait l’estomac.
— Vous avez été piquée par les abeilles ? demanda-t-il. Vous souffrez ?
— Non, pas du tout, fit la jeune femme avec un haussement d’épaules. C’est sans importance, j’en ai vu d’autres. Attendez... Ne partez pas, je suis en train de faire des cookies. Vous en prendrez bien quelques-uns !
Elle s’absenta une minute et revint, tenant un sac de papier brun taché de graisse.
— Ils sont tout chauds ! articula-t-elle péniblement de sa bouche déformée. Il y en a aux noix de pécan, au chocolat et aux raisins. Vous les mangerez en pensant à moi.
— Avez-vous vu passer la jeune femme qui était avec moi ? interrogea David sans trop y croire.
— Oui, dit Bridget. Elle était pressée. Elle m’a demandé si je pouvais lui prêter une voiture ou une moto. Je lui ai dit non. Elle avait l’air contrarié mais elle n’a pas insisté. Elle a continué à pied, en coupant par la forêt.
Doggerty démarra. Dix minutes plus tard, ils traversaient les ruines de Groinstown. David s’était ratatiné sur son siège afin qu’on ne puisse le voir de l’extérieur. Aux différents rugissements de moteur, il comprit que des bulldozers étaient à l’œuvre, essayant de dégager les décombres. Le prêtre ne s’arrêta pas, et personne ne fit obstacle à la course de la voiture. En moins de trois minutes, la station-wagon avait regagné la forêt.
À cause des racines affleurant la surface du sol, et qui fonctionnaient à la manière d’innombrables ralentisseurs, il était impossible de rouler très vite. Le véhicule cahotait interminablement, et David avait l’impression que ses vertèbres étaient peu à peu en train de s’emboîter les unes dans les autres.
Il leur fallut près d’une heure pour atteindre Bumpass Hell, la vallée des « marmites de boue », et encore quinze minutes pour arriver à l’hôtel de l’Ours Rugissant. Ursula Pooshkie poussa un cri de terreur en apercevant David.
— Mon Dieu ! hoqueta-t-elle. Que vous est-il arrivé ? Vous êtes complètement brûlé ! Asseyez-vous, je vais appeler Doc’ Bouvier.
— Plus tard, fit le romancier. Avez-vous vu Emmy Fielding ? Est-elle venue ici passer un coup de fil ?
— Oui, balbutia Ursula. Elle était en piteux état elle aussi, je lui ai demandé ce qui lui était arrivé, mais elle a filé. Elle est allée sur le parking, elle a fouillé dans le coffre de sa voiture, puis elle est partie...
— Il y a combien de temps de cela ?
— Une heure environ... David, que se passe-t-il ? Vous avez une tête effrayante... laissez-moi...
Mais l’écrivain avait tourné les talons. Une heure... Cela signifiait que les hélicoptères de Corckland Industries étaient déjà en vol. Selon l’endroit d’où ils avaient décollé, ils pouvaient atterrir d’une minute à l’autre.
Il rejoignit Doggerty qui attendait à l’entrée du parking.
— Alors ? s’enquit le prêtre.
— Elle est là-bas, à la patinoire, dit David. Elle a prévenu ses employeurs. Cela veut dire qu’une équipe de sécurité va débarquer pour prendre d’assaut le repaire d’Orroway. Nous avons très peu de temps.
Doggerty mit le contact et traversa la ville. Le bâtiment de la patinoire surgit bientôt. Un calicot, tendu en travers du fronton, annonçait : Ouverture Prochaine. Au-dessus de l’entrée, des lettres de bois imitant des bûches inégalement taillées disaient : Venez Patiner Sur Le Lac De La Vallée Engloutie ! Un Décor Comme Vous N’en Avez Jamais Vu !
Doggerty freina.
— C’est là, murmura-t-il. Je vais prier pour vous. Prenez cette bible et gardez-la sur votre cœur, elle assurera votre protection.
David le remercia machinalement, et se pencha pour examiner le bâtiment rose à colonnes doriques. Il n’avait aucun plan.
— Je vais entrer, décida-t-il. J’improviserai une fois dans la gueule du lion. Si je ne ressors pas, prévenez le shérif.
— Ça ne servira à rien, mon fils, dit doucement Doggerty. Il ne m’écoutera pas.
— Vous avez raison, dit David. En tout cas, merci de votre aide.
Il ouvrit la portière et jeta un rapide coup d’œil en direction du ciel. Pour l’instant l’horizon était vide, aucune escadrille d’hélicoptères ne survolait le lac. Doggerty était sorti lui aussi, sa bible entre les mains, il s’agenouilla au bord du trottoir, le visage tourné vers le soleil.
— Je vais prier pour vous, répéta-t-il.
David lui adressa un bref signe de remerciement et traversa la route. Ses jambes le portaient à peine et il comprit que la dénutrition continuait son œuvre. Dans deux jours, il aurait bien du mal à tenir encore debout. Sans le support de la drogue, il se serait déjà effondré.
Il escalada les marches menant au seuil de la patinoire. Tout était neuf et sentait encore la peinture. Il vit tout de suite qu’on avait fait sauter le cadenas fermant la porte à double battant. Emmy était bien là... Il entra. La pénombre le gênait, il dut tâtonner le long du mur pour se guider. Était-il encore utile de prendre des précautions ? Quelque chose lui soufflait qu’Orroway attendait sa visite. Il prit le temps de s’orienter. C’était une construction très imposante avec des vestiaires, une salle de douches, un restaurant, un bar, des boutiques d’équipement sportif, un stand de location. Des dizaines de patins s’alignaient sur les présentoirs, leurs lames jetant des éclats durs dans le clair-obscur des lieux. Toute l’installation relevait-elle de la frime, ou bien Orroway comptait-il réellement exploiter la patinoire ?
David avançait. Il avait beau faire attention, ses pas éveillaient des échos interminables sous la voûte en poutrelles d’acier. Les décorateurs avaient essayé d’installer une sorte de paysage sylvestre, à base d’arbres artificiels et d’écureuils empaillés. Pour accéder à la piste elle-même, il fallait descendre un sentier serpentant entre deux haies de buissons plastifiés. De gros champignons rouges à pois blancs jaillissaient du sol, comme dans une forêt de dessin animé. Des lapins, dressés sur leurs pattes de derrière, vous regardaient passer en souriant. Tout ce bazar empestait le vernis et la colle. David atteignit enfin la piste de patinage. Des projecteurs trouaient la pénombre, dirigés vers la glace, dans un souci de mise en scène. Le froid qui montait de l’eau gelée le fit frissonner tant le contraste avec la température du dehors était grand. Tout autour de lui, les murs disparaissaient sous un décor de forêt. Des séquoias s’élançaient vers les poutrelles, entourant la piste qui prenait soudain l’allure d’un lac perdu au milieu des bois. Et David comprit soudain la signification de l’annonce figurant au fronton du bâtiment : venez patiner sur le lac de la vallée engloutie...
Quand on se penchait au-dessus de la glace, on distinguait, à une quinzaine de mètres sous la surface, les toits de plusieurs maisons submergées. C’était un village recouvert par les eaux. Un hameau prisonnier de la banquise, hors d’atteinte. L’effet était saisissant, d’autant plus que les fenêtres des bicoques étaient allumées, irradiant une lueur bleutée au sein de la glace.
David s’agenouilla. On avait érigé au fond du bassin un véritable village grandeur nature, avec ses jardinets, ses barrières blanches, ses boîtes aux lettres, son église..., puis on avait noyé le tout sous des tonnes d’eau. Le système de réfrigération avait fait le reste.
Au moment où il allait se redresser, il écarquilla les yeux. L’église... L’église engloutie... c’était la mission de San Juan Capistrano évoquée par Portland Fichter ! La fameuse mission qu’ils étaient allés chercher au fond de la grotte de l’Ours Rugissant ! Elle était là... sous ses pieds ! Orroway l’avait reconstituée au fond du bassin.
David se mordit l’ongle du pouce. Il était à peu près certain de distinguer des ruches autour de l’édifice. Tout était là... quinze mètres au-dessous de lui, scellé dans la glace. Bien qu’il se sût talonné par le temps, il ne parvenait pas à rompre le charme, à détourner les yeux du hameau prisonnier des eaux. Ce serait à coup sûr une attraction formidable si la patinoire ouvrait un jour ! Un gag digne de ce qu’on pouvait voir à Vegas.
Il ne put s’empêcher de poser le pied à la surface de l’eau gelée pour s’offrir le plaisir de se déplacer à la verticale du village englouti. Il aurait pu voler une paire de lames sur une étagère, mais il n’y tenait pas car il n’avait jamais été très bon patineur. Il préféra avancer maladroitement, en battant des bras. Le froid traversait les semelles de ses chaussures, lui engourdissant les orteils. Il arriva tant bien que mal au centre de la piste, gagné par un ravissement enfantin. Il avait l’illusion de marcher dans les airs. Il voyait tous les détails des toits, avec leurs tuiles rouges... Il voyait l’église de pierre ocre, avec sa cloche et ses fenêtres sans vitraux. La lumière bleue en sortait en longs pinceaux, ajoutant à l’atmosphère de mystère de cette fantasmagorie du plus parfait mauvais goût.
Et soudain, au moment où il s’y attendait le moins, une silhouette se profila dans l’encadrement d’une fenêtre... et lui fit signe.
Une silhouette... là, sous la glace.
Il crut qu’il délirait, que la drogue prenait de nouveau le contrôle de son cerveau. Allons ! C’était impossible ! Personne ne pouvait habiter au cœur du village englouti ! Personne... à moins que ?
Il s’ébroua et se dépêcha de sortir de la piste. Mal lui en prit, car il perdit trois fois l’équilibre avant d’atteindre la terre ferme, et s’étala sur le ventre.
Les paroles de Doggerty lui trottaient dans la tête. Une porte rouge dans la salle des machines...
Il s’agissait probablement du système de réfrigération installé dans les sous-sols, tout autour du bassin. Il ouvrit plusieurs portes, avant de découvrir l’escalier menant à la machinerie. Une lumière crue tombait du plafond, faisant luire l’acier des tuyaux. D’énormes compresseurs bourdonnaient. On avait l’impression de s’aventurer dans les entrailles d’un congélateur géant. Une odeur désagréable flottait et il faisait chaud. De toutes parts, des canalisations vibraient, véhiculant des gaz sous pression. David se faufila entre les machines ; à présent, il s’en voulait d’avoir perdu du temps sur la piste.
Il finit par trouver ce qu’il cherchait : la porte rouge se découpant dans la paroi telle une écoutille de sous-marin ou le battant d’un sas de décompression. Le boîtier d’un digicode en occupait le centre. Il composa rapidement le mot de passe. Gotcha. Il y eut une série de déclics sourds, puis la porte s’ouvrit, actionnée par des vérins. Elle mesurait trente centimètres d’épaisseur et semblait conçue pour résister à des pressions fantastiques. Un gros bourrelet de caoutchouc la ceignait, assurant l’étanchéité du passage. David s’immobilisa, abasourdi par ce qu’il découvrait. Le battant d’acier donnait directement accès au bassin de patinage. Il ouvrait au fond de la cuve, au niveau du village englouti. Un tunnel taillé dans la glace se déroulait sur une vingtaine de mètres, menant à l’entrée de la vieille mission.
David enjamba l’encadrement d’acier. Aussitôt, le battant étanche se referma dans son dos et les vérins cliquetèrent, verrouillant la sortie. Il fit trois pas, la tête levée vers la voûte du tunnel d’où gouttait une eau glacée. C’était un couloir de deux mètres de circonférence, dont les parois, creusées à coup de pioche dans la glace, laissaient pleuvoir une étrange averse intérieure qui finissait par former des mares sur le carrelage. David se força à marcher. La banquise le surplombait, énorme bloc translucide haut comme une maison de quatre étages. Il se sentait minuscule, au bord de l’écrasement. Sans trop savoir s’il n’était pas en train de succomber à une hallucination, il s’avança vers le portail de l’église. Il réalisa bientôt que le corridor se divisait en plusieurs embranchements, chacun des tunnels permettant d’accéder à l’une des maisons du village englouti. Il comprit enfin qu’il venait d’entrer dans le laboratoire secret d’Orroway, là où s’élaborait le Sourire Noir. Un laboratoire au-dessus duquel des dizaines de jeunes gens patineraient d’ici quelques semaines ! Un laboratoire que tout le monde considérerait comme un simple décor de plastique ! Presque une décoration d’aquarium !
Au moment où il grimpait les marches du parvis, la porte s’ouvrit et un homme apparut. Il était très maigre. Ses cheveux et sa barbe grise étaient taillés au ras de la peau. L’espace d’une seconde, David eut l’illusion d’être en train de se contempler dans un miroir.
— Tu ne me reconnais pas ? fit l’homme. C’est moi, Marvin... Marvin Orroway. Tu trouves que j’ai changé ?
David se passa la main sur le visage. Les gouttes d’eau gelée qui tombaient du plafond avaient trempé son treillis.
— Entre, dit Orroway. Je savais que tu allais venir. La fille est déjà là.
— Emmy ?
— Oui... Elle me cassait les oreilles. Je l’ai neutralisée. Je la connais bien, chez Corckland elle était toujours à fouiner dans mon labo, à fureter. C’est une mouche à merde, une intrigante. Elle ne t’a pas dit qu’elle avait même essayé de coucher avec moi pour me soutirer des informations ? Elle a la promotion chevillée au corps. J’espère que tu ne t’es pas entiché d’elle au moins ? Si elle t’a laissé la grimper, ne te fais pas d’idées, elle simulait.
Il parlait très vite, à la manière des drogués sous amphétamines, et les mots se bousculaient sur ses lèvres comme s’ils jaillissaient d’une bande magnétique tournant trop rapidement.
Il s’effaça, laissant David pénétrer dans la mission. C’était une construction fruste, reconstituée tant bien que mal. Les fresques naïves décorant les parois avaient beaucoup souffert.
L’intérieur du bâtiment était cloisonné en alvéoles séparés par des cloisons de plexiglas, ce qui donnait à l’endroit l’apparence d’une ruche. La lumière bleue illuminait un paysage de laboratoires et d’ordinateurs qui aurait pu être celui de n’importe quelle entreprise de cosmétique. Le complexe de production semblait désert.
— C’est dingue, murmura David.
— Ça te plaît ? interrogea Orroway. J’ai essayé de concevoir quelque chose qui serait dans ton style... Un vrai truc dingue, comme dans les histoires que tu inventes. Je me suis inspiré de Conan Lord et le secret de l’iceberg... Tu sais, ce paquebot qu’on retrouve avec soixante ans de retard, complètement pris dans la banquise, alors que tout le monde le croit au fond de la mer... À un moment, le héros s’approche d’un hublot et voit les passagers dans le salon des « première classe », raides comme des statues, gelés dans leurs costumes du début du siècle. Il doit récupérer un document qui se trouve dans le portefeuille de l’un d’entre eux, mais pour cela il faut qu’il se creuse un tunnel dans la glace pour parvenir jusqu’à eux... C’est un roman complètement fou. Tu l’as écrit en 83.
— C’est possible, murmura David. Je ne m’en souviens pas. J’en ai tellement écrit !
— Moi je sais, fit Orroway. Je les ai relus tant de fois que je les connais presque par cœur.
David ne savait quelle attitude adopter. L’invraisemblable décor l’avait décontenancé. Mais plus il y réfléchissait, plus il était forcé de s’avouer que c’était là un magnifique camouflage pour un laboratoire clandestin. Il hésitait encore à regarder Orroway dans les yeux. Cette caricature de lui-même l’effrayait. Il n’y retrouvait aucun souvenir du gros garçon fiévreux qui gribouillait des dessins sur les murs de la maison des collines.
— Assieds-toi, ordonna Orroway. Il faut qu’on parle. Il y a si longtemps.
David obéit. L’homme qui lui faisait face devait à peine peser quarante-cinq kilos. Il portait une sorte de pyjama de coton noir, à la mode vietnamienne, montrant par là qu’il ne souffrait nullement du froid et de l’humidité. Quant à ses lèvres, elles étaient d’un bleu foncé presque noir.
— C’est le moment de l’explication finale, ricana Orroway. C’est toujours comme ça dans tes bouquins. Trente pages avant le mot Fin, Conan Lord et son ennemi se retrouvent face à face et se mettent à papoter. Ça se passe généralement dans un avion en flammes, ou bien dans un bateau qui sombre. Tout le monde fiche le camp en hurlant, mais eux restent là, à se regarder dans les yeux.
— Pourquoi tout ça ? coupa David. La mission ? Pourquoi avoir racheté ces ruines ? Et la maison des collines... elle t’appartient, bien sûr.
— Oui, fit Orroway. Je savais qu’ils auraient recours à toi pour me retrouver. Ça m’a amusé de voir si tu serais aussi malin qu’à l’époque du Gotcha. Un petit plaisir que je me suis accordé. C’est un peu vaniteux, j’en ai bien conscience. Il est des choses que je faisais il y a un mois qui me semblent totalement puériles aujourd’hui. J’ai évolué. Le Sourire Noir a changé ma façon de voir. Il faut que tu sois indulgent. Je n’ai plus les mêmes motivations. Je regrette le piège que je t’ai tendu dans la montagne... les abeilles... ça aussi c’était infantile, tellement romanesque. Mais je l’ai mis en place il y a longtemps, avant que je ne résolve mes conflits intérieurs.
Rien qu’à voir ses yeux, David comprit qu’il était sous l’influence de la drogue. Il y avait dans son regard cette même expression de satisfaction hautaine qu’il avait surprise sur les photos de Sarah Meads. Orroway était encore plus camé que ses victimes.
— La mission, soupira le chimiste, tu parlais de la mission ? C’est une vieille histoire. Je vais te la raconter puisque tu t’es donné la peine de traquer cette bicoque à travers toute la Californie. Ça date de mes dix ans, quand mes parents avaient l’habitude d’aller passer l’été à San Juan Capistrano. Je n’étais pas gros à l’époque... Pas du tout, mais je savais que mon père fondait de grands espoirs sur moi. Il voulait que je devienne quelqu’un d’extraordinaire, à la mesure du clan Orroway. Je sentais que je n’aurais pas le moindre droit à l’échec, et ça me bouffait la tête... Il y avait cet ermite, un vieux dingue qui se promenait tout nu au milieu des abeilles. Un illuminé qui vendait du miel miraculeux. Dans le pays on racontait que si on parvenait à l’imiter sans se faire piquer, on acquérait aussitôt une sorte de pouvoir magique... C’étaient des conneries, des légendes de Mexicains, mais quand on est gosse on est tout prêt à gober ce genre de choses. Alors je l’ai fait, sans rire ! Un jour, je me suis déshabillé et je me suis promené au milieu des ruches, pour devenir quelqu’un d’exceptionnel. Les abeilles ne m’ont pas piqué, pas une seule fois. L’ermite m’a aperçu, il est venu vers moi. Il puait, je m’en souviens parfaitement. Il m’a dit que j’avais triomphé de l’épreuve et que je ferai de grandes choses... que j’étais prédestiné. Il m’a fait manger du miel miraculeux, jusqu’à ce que la gorge me brûle. Puis il m’a béni en me racontant que je changerai la face du monde... C’était un vieux maboul, mais j’avais dix ans. Je l’ai cru. Je voulais le croire. Et j’ai vécu dans l’attente de la révélation.
— Tu attendais quoi, exactement ?
— Exactement, je n’en sais rien. Mais je pensais que j’allais me découvrir un don... Alors, pour accélérer les choses, j’essayais la musique, le dessin, le chant, le sport... l’occultisme, la voyance. Chaque fois j’étais persuadé que j’allais faire un triomphe, émerveiller les foules, et chaque fois c’était le bide total. Mes parents ont commencé à me regarder d’un drôle d’œil. J’étais terriblement angoissé, alors je mangeais du miel. Toujours du miel, comme si c’était une potion magique. Je m’inscrivais à tous les concours : piano, violon, chant, sculpture. Mais jamais personne ne criait au génie en contemplant mes œuvres... Je tirais les cartes, mais mes prédictions étaient toujours fausses. Bon Dieu ! Ça m’a miné la vie. À dix-huit ans, quand tu m’as connu, j’étais obèse et au bord du suicide. Mes parents me méprisaient. Je n’étais plus montrable et il devenait évident que je ne serais jamais l’enfant prodige dont ils rêvaient, le surdoué qu’on interviewe dans les revues scientifiques. Ils préféraient déjà que j’évite de passer par Boston. Je les détestais. A la fac je m’étais donné une dernière chance : devenir un grand écrivain... J’avais rédigé un manuscrit de trois mille pages racontant mes malheurs. Tu te souviens des anecdotes que je te racontais dans la maison des collines ?
— Non, avoua David.
— Ça ne m’étonne pas, ricana Orroway. Tu ne m’écoutais pas, je le voyais bien. Tu t’ennuyais avec moi. Tu venais là parce que personne ne t’aimait, toi non plus, mais au fond tu te barbais en ma compagnie. Moi, je t’admirais.
— J’étais un gamin, plaida David. Je ne me rappelle que du jeu... des parties de Gotcha.
— Les parties ! siffla Orroway. Là aussi ça t’amusait de m’écraser. Ce que j’ai pu te détester quand tu paradais dans les locaux du club ! Quelle tête à claque tu faisais, si tu avais pu te voir ! Tu n’avais aucun recul... Dieu ! Ce n’était qu’un jeu de gamin un peu bête et tu prenais ça tellement au sérieux ! On aurait vraiment dit que tu venais de traverser la jungle au milieu des Viets, alors que tu n’avais fait que courir derrière un gros type poussif et visible comme le nez au milieu de la figure : moi !
— On est toujours très con à 18 ans.
— Quand on s’est perdu de vue, j’ai cru que j’étais libéré, murmura Orroway. Tu n’étais plus là en contrepoint. J’étais de nouveau seul dans le miroir. J’ai écrit, mais tous mes textes ont été refusés. C’est à ce moment-là que tu t’es mis à publier. D’abord j’ai été soulagé parce que tu n’écrivais que des romans de gare... je considérais ça comme un échec. Ça m’amusait, je me croyais vengé. Tu étais tombé du piédestal, tu étais plus bas que terre ! Puis j’ai commis l’erreur d’en lire un... et je n’ai pas pu m’arrêter avant la fin. Pire : j’ai couru acheter les autres pour les dévorer, à la file. Il y avait là-dedans quelque chose de terrifiant... une imagination à faire peur, démesurée. Une sorte de pouvoir visionnaire qui réduisait à rien ce que j’essayais d’écrire... Je t’ai haï. Vraiment, jusqu’à la folie. Il m’a semblé que tu faisais ça pour m’humilier. Je ne pensais plus qu’à ça. Je t’imaginais en train de te moquer de moi avec tes éditeurs... Je rêvais que c’était toi, et toi seul, qui écrivais les lettres de refus accompagnant les manuscrits qu’on me retournait. J’en étais arrivé à croire que tu complotais pour me maintenir dans l’ombre.
Il se tut pour reprendre sa respiration. Il parlait maintenant très lentement, d’une voix monocorde, dépourvue de passion, sans qu’un trait de son visage ne bouge. En le regardant, David avait l’impression d’écouter un homme placé sous Penthotal. Orroway s’humecta les lèvres. Sa langue était aussi noire que sa bouche.
— Tu sais, dit-il avec un sourire triste. En réalité c’est toi qui es responsable de tout ça... C’est à cause de toi que j’ai voulu devenir un grand chimiste, que j’ai voulu maigrir, que... Pour me venger.
Il eut un rire sec.
— Tu sais que j’ai failli dix fois te tuer ? lança-t-il. J’avais déjà maigri à l’époque, et tu ne pouvais plus me reconnaître... Je te prenais en filature à Venice, une seringue dans la poche. Je me disais que j’allais m’approcher de toi et te l’enfoncer dans le dos. Je t’aurais injecté de quoi provoquer une belle crise cardiaque. Tu ne t’en es jamais douté, hein ? Et puis il y a eu l’époque où j’allais aux séances de dédicace, dans les librairies. Je m’approchais de toi, je te tendais le livre, et tu ne me reconnaissais même pas... Tu te contentais d’inscrire une phrase idiote sur la page de garde et de signer. Et pendant tout ce temps je caressais la détente du revolver, au fond de ma poche. Tu ne l’a pas senti, ça non plus ! J’aurais pu te fusiller, là, au milieu de tes bouquins. Pan ! Pan !
Ses mains bougeaient nerveusement sur les accoudoirs du fauteuil de cuir noir.
— Oui, quand on y réfléchit bien, répéta-t-il, c’est toi qui es responsable de tout. Le Sourire Noir, je l’ai inventé pour maigrir, bien sûr, mais aussi pour obtenir la sérénité. C’était à la fois une cure amaigrissante et un anxiolytique. Tous les gros sont des inquiets. J’ai essayé de me fabriquer un médicament sur mesure. Je l’ai fait pour me débarrasser de la haine que tu m’inspirais... pour ne pas céder au désir de te tuer.
— Tu l’as essayé sur toi, n’est-ce pas ? interrogea doucement David. Comment survis-tu depuis tout ce temps ?
— Par perfusions glucosées, répondit Orroway. Par injections de vitamines et de stéroïdes. Ça me permet de ralentir l’amaigrissement et de continuer à fabriquer un peu de chair.
— Alors il n’existe pas d’antidote ?
— Bien sûr que si... Je suis tout à fait capable d’inventer un produit et son contraire.
David tressaillit.
— Si l’antidote existe, haleta-t-il, pourquoi ne te l’es-tu pas injecté ?
— Bon sang ! soupira Orroway, tu seras donc toujours le même cul-de-plomb ? Tu n’as rien compris au processus ! Maigrir, ce n’est que la première partie du programme... ensuite vient la sérénité, le contrôle total. La certitude d’avoir atteint le point suprême. J’ai inventé le zen injectable ! Tu comprends ? Le bouddhisme par intraveineuses ! Le Sourire Noir ne rend pas fou comme la coke ou le crack, bien au contraire, c’est un instrument de connaissance supérieure. De la sagesse sous forme liquide... Une sagesse qui nous permet d’atteindre au fameux sourire du Bouddha. Avec le Sourire Noir, on résout tout seul les conflits qui nécessitaient jadis une interminable analyse. Tous les psys seront bientôt au chômage.
— Allons ! trancha David. Tu sais bien que c’est une illusion ! On m’a injecté le Sourire Noir, contre mon gré, je sais de quoi je parle. On décolle... on croit atteindre le point suprême, mais c’est du délire. En réalité on ne contrôle rien du tout, on perd les pédales, oui ! Ta connaissance supérieure, c’est de la fantasmagorie, elle s’évapore au réveil.
— C’est parce que tu n’es encore qu’au début de la route, dit Orroway. Regarde-moi. Le Sourire Noir me permet en ce moment même de contrôler la haine que j’éprouve. S’il ne coulait pas dans mes veines, je me jetterais sur toi pour te tordre le cou. En fait, tu lui dois la vie. Tu lui dois ma clémence, mon pardon.
— C’est du délire ! gronda David. Tu vas crever... Regarde-toi, tu pèses à peine plus qu’une momie. Injecte-toi l’antidote pendant qu’il en est encore temps, et rends-en la formule publique afin qu’on puisse soigner tous ceux qui sont intoxiqués à l’Amazing Diet !
— Non, fit Orroway. Nous ne parlons plus la même langue toi et moi. Notre logique est différente. Tu raisonnes en humain, moi je suis... au-delà. Et tous ceux qui prennent de l’Amazing Diet sont à mon image. Abandonner la cure, ce serait redevenir comme toi... un petit homme, sans pouvoir, sans connaissance. Un rien-du-tout qui gigote à ras de terre.
— C’est du délire mystique, comme en génère le LSD. Rappelle-toi : tu as fabriqué l’Amazing Diet pour te venger de Corckland Industries !
— Dans un premier temps, oui... C’était encore pour moi l’époque de l’aveuglement. Je voulais la vengeance, la haine me commandait. Mais au fur et à mesure que le Sourire Noir m’a ouvert l’esprit, j’ai compris que je devais continuer pour le bien des hommes. L’entreprise de destruction devenait mission d’amour.
— Tu déconnes ! trancha David.
— Non, répliqua Orroway. Je voulais être plus intelligent que toi, plus créatif, te surpasser, c’est vrai. J’ai pensé que la chimie m’y aiderait... et je me suis donné les moyens d’y arriver. Ce n’est qu’en atteignant ce but que j’ai réalisé à quel point tu n’étais rien du tout. Maintenant je sais que je n’avais aucune raison de te jalouser. Tu n’es qu’un pauvre petit bonhomme. Un écrivaillon de drugstore. La prophétie de l’ermite s’est réalisée, j’ai été jusqu’au bout de mon destin. Je suis un novateur.
Ses épaules s’affaissèrent, ses forces le quittaient. David entendait ses poumons siffler. Il comprenait parfaitement la logique d’Orroway. Il se rappelait l’effrayante illusion de supériorité qui l’avait lui-même assailli sur la route, quelques jours plus tôt, lorsqu’il avait failli se prendre pour une divinité en visite sur terre.
« Mon Dieu ! songea-t-il en contemplant Orroway recroquevillé dans son fauteuil. Dans un mois je serai dans le même état. »
— Est-ce que tu accepterais de me donner l’antidote ? demanda-t-il dans un souffle.
Orroway secoua la tête.
— Ce ne serait pas te rendre service, chuchota-t-il. Ce serait te couper dans ton ascension, te faire dégringoler... te pousser dans le vide, t’empêcher d’atteindre le sommet de l’échelle. Attends un peu et tu seras comme moi. Détaché des choses de l’ambition, de l’envie, du désir de possession matérielle.
— Je n’ai pas ton exigence de pureté, dit prudemment David. Je crois que je ne suis pas fait pour la sérénité. Je suis un homme de violence et de bas plaisirs.
— Ah oui... fit rêveusement le chimiste. Le rat... ton vieux compagnon. Tu m’en parlais dans la maison des collines. Le Sourire Noir pourrait t’affranchir de lui, tu sais.
David luttait contre l’impatience qui le poussait à saisir son interlocuteur par les revers et à le secouer. Le temps passait terriblement vite, et, en ce moment même, les hélicoptères de Corckland étaient peut-être en train d’atterrir sur la berge du lac.
Une goutte d’eau glacée tomba sur son front, le faisant frissonner.
— Il pleut dans ta foutue église, dit-il avec irritation.
— C’est normal, observa Orroway. Quand la jeune femme est arrivée, j’ai compris que les gens de Corckland ne tarderaient pas à la suivre. J’ai enclenché le dégivrage accéléré du bassin.
— Qu’est-ce que tu racontes ? balbutia David en se dressant. Tu délires ?
— Non, fit Orroway. La glace est en train de se liquéfier. La patinoire va se transformer en piscine.
David abandonna son fauteuil et courut vers la porte à double battant. Lorsqu’il l’entrebâilla, il put constater que le sol du tunnel de glace était à présent recouvert d’eau sur à peu près dix centimètres de hauteur. Il bondit en arrière et s’approcha d’une fenêtre ouverte dans la muraille du bâtiment. Là aussi l’eau dégoulinait. Il leva la main pour la poser sur la vitre... mais il n’y avait pas de vitre. Ce qu’il avait pris pour du verre était en réalité de la glace !
— Merde ! hurla-t-il. La maison n’est pas étanche ?
— Bien sûr que non, fit Orroway avec un sourire. Tu te croyais dans un sous-marin ? On a reconstruit ces bicoques au fond du bassin, puis on les a recouvertes d’eau. Ensuite on a laissé cette eau geler. Quand le bloc a atteint la dureté maximale, nous avons ouvert la porte rouge par laquelle tu es entré, et nous avons creusé un tunnel d’accès. Cette église a été évidée à la main, par mes hommes. Nous sommes dans une taupinière... une taupinière de glace.
— Quelle idée de fou ! rugit David. Et ça, uniquement pour m’épater ?
— Non, la synthèse du Sourire Noir ne peut s’effectuer qu’à très basse température, répondit Orroway. Chez Corckland je travaillais dans une chambre frigorifique, habillé comme un explorateur polaire. Aujourd’hui je ne souffre absolument plus du froid. J’ai dominé mon corps.
David courait d’une ouverture à l’autre, palpant la glace à pleines paumes. Partout elle fondait. L’eau ruisselait le long des murs, formant de grandes flaques sur le sol. Il crut entendre craquer le ciel au-dessus de sa tête.
— C’est la « banquise » qui se fend, expliqua Orroway. Ne t’agite pas. Assieds-toi et parlons encore. Ça me fait plaisir d’évoquer le passé.
— Fichons le camp d’ici, répliqua le romancier. Viens.
— Non, dit le chimiste. C’est impossible. Quand tu as franchi la porte rouge, j’ai brouillé la combinaison depuis cette console. Personne ne peut plus l’ouvrir, pas même moi. Les gens de Corckland vont mettre des heures à la forcer. Le temps qu’ils y arrivent, le bassin se sera liquéfié et nous serons noyés depuis longtemps. Je ne veux pas retomber dans leurs mains, je ne veux pas que mon produit soit utilisé à des fins douteuses.
— Tu es dingue.
— Non, ils pourraient me faire parler contre mon gré, me contraindre à leur donner la formule. Ils disposent de toute une panoplie chimique pour arriver à leurs fins, je sais de quoi je parle. Je ne veux pas courir ce risque. Je vais attendre ici, tranquillement. Je n’ai pas peur. Si tu avais atteint mon stade de connaissance, tu serais comme moi, détaché de tout.
— Il n’y a vraiment aucun moyen de sortir ? haleta David.
— Si, ricana Orroway, creuser un tunnel dans la glace vers le haut... à la verticale. Tu veux que je te prête une pioche ?
— Je suis certain que tu peux ouvrir cette foutue porte ! rugit David en se précipitant vers l’ordinateur.
— Non, dit Orroway. J’ai déclenché la procédure de liquidation. L’ordinateur est en train d’effacer tous les programmes, de détruire toutes les souches. Le laboratoire va se vidanger, puis le matériel lui-même explosera, les circuits électroniques s’enflammeront, et il ne restera plus rien d’utilisable. J’ai tout préparé. Ils auront beau fouiller dans les cendres, ils ne récupéreront pas le quart d’une équation.
— On dirait que ça t’amuse de jouer au savant fou ! aboya David.
— Oui, avoua Orroway. C’étaient nos lectures de jeunesse, tu te rappelles ? Je rêvais de devenir quelqu’un comme le Docteur No.
David aurait voulu le gifler, mais la pluie gelée qui ruisselait sur sa tête le rappela à l’ordre. La glace fondue s’infiltrait par tous les interstices du toit. De grandes auréoles détrempées maculaient le plâtre des murs et les fresques bibliques du chœur.
— Regarde dans le fond, dit le chimiste. Au-dessus de l’autel. Ça représente le Déluge ! Tu vois, j’avais tout prévu !
Luttant contre la panique qui montait en lui, David se rua hors de la mission, dévala le parvis et courut jusqu’à la porte blindée. L’eau lui montait déjà aux chevilles. Stupidement, il se mit à frapper des deux poings sur le battant sans éveiller le moindre écho. La voûte du couloir de glace laissait tomber une pluie de plus en plus serrée. Il leva la tête. La surface lui parut beaucoup plus lumineuse que tout à l’heure, et il constata qu’on avait allumé tous les projecteurs disposés au-dessus de la piste. Une main en visière pour se protéger de l’» averse », il crut distinguer des ombres courant sur la glace. Il y avait des gens là-haut ! Des gens qui devaient le regarder et peut-être lui adresser des signes.
Et soudain, il réalisa qu’il s’agissait des hommes de Corckland. Ils avaient investi la patinoire et cherchaient un moyen d’accéder au laboratoire. Ne sachant que faire, il réintégra l’église. Alors qu’il allait et venait d’une fenêtre à l’autre, une alarme clignota sur le pupitre d’un ordinateur. Orroway se pencha pour lire ce qui s’inscrivait sur l’écran.
— Qu’est-ce que c’est ? demanda David.
— Ce sont les détecteurs de chaleur qui viennent de s’activer, répondit le chimiste. Ça veut dire qu’ils attaquent la porte au chalumeau. C’est stupide, le temps qu’ils arrivent à la découper la glace aura fondu et le bassin sera plein d’eau. S’ils ont le malheur de percer l’acier, toute cette flotte leur jaillira en pleine figure avec la force d’une lance d’incendie.
La pluie, à l’intérieur de l’église, s’était intensifiée. Les gouttes clapotaient sur les capots des ordinateurs.
Orroway se leva, brancha une petite cafetière électrique.
— Que fais-tu ? aboya David.
— Tu vois bien, dit Orroway. Je me dépêche de faire du café avant qu’un court-circuit ne nous prive d’énergie. Finalement, le café c’est le seul vice dont je n’ai pas pu me défaire. Tout le reste m’indiffère, mais le café... je serais capable d’en boire un litre à moi tout seul.
Il avait ouvert une boîte de métal rouge, flairait l’odeur de la poudre brune, une expression d’extase sur le visage. Un nouveau craquement retentit.
— C’est la glace qui se fissure, répéta Orroway. Arrête de gigoter, installe-toi en attendant que le moka passe. Je suis heureux que nous puissions parler. Vraiment. Nous allons faire la paix et nous en aller réconciliés. Ce sera bien. Il nous reste juste assez de temps pour fumer le calumet de la paix. Ça m’aurait embêté de mourir sans t’avoir revu. J’aurais aimé disposer d’un peu plus de temps, bien sûr. Là, on a l’air de se croiser sur un quai de gare, entre deux trains.
David s’était rassis, abasourdi. Il regardait Orroway s’activer autour de la cafetière, tandis qu’une impression d’irréalité grandissante le gagnait. Existait-il un espoir pour que tout cela ne fût qu’un rêve né de la drogue ?
Le chimiste avait ouvert un petit placard. Il en sortit un gâteau à la carotte dont il se mit à débiter de fines tranches. Il avait disposé des tasses blanches sur un plateau avec des gestes de célibataire méticuleux.
— C’est peut-être ça la béatitude du Bouddha, rêva-t-il. Boire du Jamaïca Blue Mountain en grignotant du cake à la carotte pour le restant de l’éternité ?
Il fit le service. Au moment où David se saisissait machinalement de sa tasse, une goutte d’eau glacée tomba au beau milieu du breuvage. Le pyjama d’Orroway était trempé.
— J’ai tellement de choses à confesser, dit le chimiste en se rasseyant. Tu sais que pendant des années je n’ai pensé qu’à me venger de toi ? J’ai fait trois ulcères. La haine me rongeait l’estomac. J’ai entrepris à ton insu tout un tas de choses mesquines, pour te nuire. Je passais mes nuits à ruminer des scénarios de vengeance. Comme je disposais de l’héritage de mes parents, j’avais imaginé de racheter en sous-main ta maison d’édition pour t’en chasser. Je voulais te faire vivre un calvaire, refuser tes manuscrits, t’imposer des corrections incessantes. J’aurais raconté partout que tu étais un auteur fini, que tes livres ne se vendaient plus. Je t’aurais fabriqué une légende d’écrivain alcoolique et impuissant, sans idées, réduit à faire pondre sa copie par des nègres. C’était un complot qui m’excitait beaucoup... et j’ai été à deux doigts de passer à l’action.
— Tu y as renoncé ?
— Oui, trop compliqué à réaliser... trop long. Il me fallait des satisfactions rapides. C’est à cette époque que j’ai commencé à faire le guet au bas de chez toi, à suivre les filles que tu rencontrais. Quand j’avais obtenu leurs coordonnées, je leur téléphonais d’une voix très sérieuse, ennuyée. Je leur disais des choses du genre : « J’ai appris que vous fréquentiez David Sarella, j’ai le regret de vous apprendre qu’il souffre d’une affection sexuellement transmissible particulièrement dangereuse... Vous n’êtes pas la première qu’il infectera, et je considère qu’il est de mon devoir de vous prévenir. » Ça marchait deux fois sur trois. C’était assez infect, mais j’étais fou. J’ai connu la haine à l’état pur. Ensuite, je suis entré dans ma période « assimilation à l’adversaire » comme disent les psychiatres. J’ai entrepris de te copier. La barbe, la coupe de cheveux, même les vêtements. Je découpais les photos de ton appartement dans les revues et je ré-agençais le mien en fonction. J’achetais des objets identiques. Et puis je me suis amusé à faire croire aux gens que j’étais toi... quand je draguais une fille dans un bar de célibataires, je me présentais sous le nom de David Sarella. Je jouais ton rôle, je lui montrais « mes » livres, « ma » machine à écrire, « mes » brouillons... Je m’amusais à faire de toi quelqu’un d’imbuvable, de prétentieux. Ensuite, nous passions au lit, et là je simulais l’impuissance... je devenais violent, j’insultais la fille, je la flanquais dehors sans lui laisser le temps de se rhabiller. J’espérais que de cette manière elle irait raconter partout que David Sarella était un porc doublé d’un bande-mou.
— Tu n’as jamais pensé que tu étais en train de perdre la tête ? interrogea David.
— Si, avoua Orroway, mais la psychanalyse ne pouvait rien pour moi. Tu sais que j’en étais arrivé à te ressembler réellement ? Même allure, même silhouette. J’empruntais ta personnalité pour organiser des séances de dédicace chez les libraires. Je m’installais derrière une pile de tes bouquins et je signais à ta place. Les gens n’y voyaient que du feu. La barbe et les lunettes noires constituaient un parfait déguisement. Je gribouillais des ordures sur la page de garde des romans, je faisais des propositions obscènes aux lectrices, j’insultais les libraires. J’ai à mon actif une demi-douzaine de jolis petits scandales de ce genre. Je prenais un plaisir incroyable à salir ton image. Je le regrette aujourd’hui. Le Sourire Noir m’a ramené à la raison. J’ai honte de toutes ces manigances. David... Nous sommes presque vieux, nous allons mourir dans quelques minutes, il faut nous réconcilier. Tends-moi la main.
David se retenait de hurler. Les gouttes de « pluie » avaient refroidi son café. Il essayait désespérément de trouver le moyen d’échapper au piège dans lequel il était tombé.
— Aujourd’hui je suis riche et je n’ai besoin de rien, observa Orroway. Je suis comme un sadhou indien. Un bâton, un bol pour mendier un peu de riz suffiraient à mon bonheur.
— Mais tu n’as pas mis cela sur pied tout seul ! lança David. Quelqu’un t’a bien aidé ?
— Oui, mais c’étaient des gens trop pragmatiques, des combinards qui croient au pouvoir terrestre. Ils m’ont contacté à une époque où je pensais qu’il était capital d’abattre l’Amérique... aujourd’hui j’ai dépassé tout cela. Comme le Bouddha, j’ai tué tout désir en moi. Je vais mourir en emportant mon secret comme tu dis si souvent dans tes livres ! et personne ne sera capable d’arriver à synthétiser le Sourire Noir. Le stock va s’épuiser, peu à peu. Il n’y aura donc qu’un petit nombre d’élus, mais est-ce plus mal ainsi ?
— Tu déconnes ! aboya David. Ces gens vont mourir ! Tous ceux que tu as intoxiqués meurent déjà d’anorexie ou bien ils se suicident sans même en avoir conscience.
— Ce n’est pas important, dit Orroway en détachant les syllabes. Cela te paraît scandaleux parce que tu es encore du mauvais côté de la rive. Mais eux... eux se moquent bien de mourir puisqu’ils ont connu l’infini de la béatitude. Lorsqu’on a atteint le point suprême, on vit plus intensément en une minute qu’un homme normal dans toute son existence ! Après cela la mort n’est rien... L’horreur, ce serait de redevenir comme avant ! De redescendre ! De réintégrer la vie quotidienne... C’est cela la vraie mort ! La mort clandestine qu’on veut nous faire prendre pour la vie !
À la même seconde, un court-circuit se produisit et un ordinateur explosa dans une gerbe d’étincelles. Orroway parut sortir de sa transe.
— Je vois que tu n’es pas prêt, dit-il tristement. Je ne veux pas te forcer à m’accompagner. J’espérais que nous pourrions partir ensemble, réconciliés, mais sans doute était-ce trop exiger ?
D’un revers de la main il chassa quelques miettes de gâteau à la carotte accrochées à son pyjama.
— Viens, dit-il. Si tu veux avoir une chance de t’en tirer, il faut me suivre.
David se dressa. Orroway traversa l’église et ouvrit une petite porte donnant sur l’extérieur. Un nouveau tunnel commençait là, taillé dans la glace et à demi disloqué. De grandes fissures sillonnaient sa voûte, là où la « banquise » était en train de se défaire. L’eau en provenance des ruissellements couvrait le sol. David en eut jusqu’à mi-mollet.
— Il n’y en a plus pour longtemps, fit Orroway. Les blocs vont se désagréger et tous les tunnels seront noyés par la fonte des glaces. Si tu veux vraiment partir, il faut te décider maintenant.
— Je suis décidé, dit David. Mais l’antidote ?
— Ah ! oui, grommela le chimiste, j’allais oublier. Tiens, je l’avais préparé à tout hasard quand la fille m’a dit qu’on t’avait injecté le Sourire Noir.
Il tira de la poche de sa tunique détrempée un tube métallique.
— Il y a une ampoule dedans, expliqua-t-il. Injecte-toi le produit en poussée lente, car il est très épais. Ne joue pas les héros en essayant de le faire analyser par un labo... ils n’y arriveraient pas. De toute manière, tu conserveras des séquelles de ton aventure. On n’élimine pas mes créations aussi facilement. Réfléchis bien avant de l’utiliser. Renoncer au Sourire Noir c’est tourner le dos à la sagesse. On peut très bien survivre avec du glucose et des vitamines. Regarde-moi. Tu maigriras, c’est vrai, tu finiras dans un lit, mais quelle importance ? Tu vivras dans ta tête, et plus intensément que la plupart des individus. La déchéance physique n’est rien en comparaison des territoires où tu entreras. Réfléchis bien, je t’en prie. Quand tu auras absorbé l’antidote, ce sera comme si tu claquais la porte du Paradis. Je ne te rends d’ailleurs peut-être pas service en te le donnant...
David referma précipitamment la main sur le tube d’acier. Orroway haussa les épaules et désigna le bout du tunnel. Une petite maison de dessin animé se dressait là, avec ses volets percés de cœurs et ses couleurs pimpantes. Une trépidation explosa au-dessus de leurs têtes, en provenance de la surface.
— Ils ont dû se rendre compte que la glace fondait, fit le chimiste, ils vont essayer de forer un tunnel pour accéder au laboratoire. C’est idiot.
Une nouvelle fissure s’ouvrit, laissant pleuvoir une véritable cataracte d’eau froide.
— Dépêche-toi, fit Orroway d’un ton grondeur, le tunnel sera bientôt noyé.
Il courut maladroitement vers la petite maison. Lorsqu’il fut au pied de la bicoque, David réalisa que fenêtres et volets étaient peints en trompe-l’œil. La chaumière était en réalité un cube d’acier totalement étanche.
— Voilà, dit Orroway en manœuvrant le volant qui commandait l’ouverture de la porte. C’est ma capsule de survie... Je l’ai installée en prévision d’un accident. L’eau ne peut pas y pénétrer, et elle contient assez d’air pour permettre à un homme seul d’attendre des secours pendant une heure.
Il poussa le battant bordé de caoutchouc. David distingua une forme recroquevillée sur le sol. C’était Emmy. Elle était menottée à une barre d’appui en acier.
— Tu as déjà compris le dilemme, n’est-ce pas ? ricana Orroway. Une heure d’air pour un homme seul... mais une demi-heure à deux ! Tu as souvent recours à ce genre de trucs dans tes romans ! J’ai pensé que ça t’amuserait de t’y retrouver confronté. À ta place je tordrais le cou de cette fille avant qu’elle ne commence à pomper mon oxygène, mais c’est toi que ça regarde, pas vrai ?
— Ne l’écoutez pas ! hurla Emmy en se débattant. On va venir nous chercher. Assommez-le ! Qu’est-ce que vous attendez ? Assommez-le et traînez-le ici !
— À ta place je n’en ferais rien, observa le chimiste. À trois, nous disposerons à peine de vingt minutes d’air chacun. Ce sera insuffisant pour attendre l’arrivée des secours. De plus, je ne pense pas que les gens de chez Corckland se soucient beaucoup de cette petite maison. Ils vont se ruer vers l’église, puisque c’est le bâtiment le plus important et que je vais les attendre en leur faisant des signes à la fenêtre. Le temps qu’ils se rendent compte qu’il n’y a rien à récupérer dans les incinérateurs du laboratoire, vous serez morts asphyxiés.
— Salopard ! vociféra Emmy en tirant sur les menottes.
— Mon vieux David, dit Orroway, je suis désolé que ça se termine. J’avais encore tant de choses à te raconter... Je regrette toutes ces années perdues. Rentre vite au sec, moi je retourne boire mon café. Ah ! J’allais oublier : la clef des menottes. Fais-en ce que tu veux. À ta place je ne la libérerais pas, elle serait bien capable de te tuer pour augmenter sa réserve d’air.
Il eut un petit geste de la main et tourna les talons. David le regarda s’éloigner au long du couloir de glace, dans son pyjama noir dégoulinant, frêle silhouette déjà voûtée par la décalcification osseuse.
— Rattrapez-le ! criait Emmy. Bon sang ! Rattrapez-le, il n’aura pas la force de se défendre !
Mais David ne l’écouta pas. Il continuait à fixer Orroway qui courait vers l’église. Au moment d’entrer dans la mission, le chimiste se retourna.
— Si tu en as assez d’attendre pour rien, il y a un truc ! cria-t-il.
— Quoi ? interrogea David. Qu’est-ce que tu racontes ?
— Un truc, répéta Orroway. Pour remonter... à toi de deviner !
Il s’esclaffa et disparut dans l’église. David se glissa dans la maison aveugle, tira la porte sur lui et manœuvra le volant. Il ne pouvait attendre plus longtemps, car l’eau qui ne cessait de monter menaçait de pénétrer dans le réduit.
La porte refermée, les ténèbres s’installèrent entre les quatre murs. Le romancier tâtonna le long des parois à la recherche d’un interrupteur, mais il n’y avait rien. La maisonnette n’était qu’une boîte d’acier renforcée, un simple conteneur.
— Cessez de vous agiter ! lança Emmy. Vous bouffez notre oxygène.
David se laissa choir sur le sol. La « pluie » glacée tambourinait sur le toit métallique.
— Il m’a piégée, fit la jeune femme. Il m’a piquée avec un aiguillon électrique et j’ai perdu connaissance. Quand je me suis réveillée, j’étais ici. Vous êtes complètement stupide... j’espérais que vous auriez assez de jugeote pour le capturer.
— Vous n’auriez rien tiré de lui. Il ne voulait plus collaborer avec vous.
— Quelle importance ! Avec le secours de la chimie on fait parler n’importe qui de nos jours !
— Je crois qu’il s’en doutait.
— Vous êtes un crétin ! Vous auriez pu devenir riche !
— Taisez-vous, grommela David. Vous bouffez mon oxygène.
— Ce que vous faites est criminel ! insista Emmy. Pensez à tous ces gens intoxiqués par le Sourire Noir et que nous aurions pu soigner.
— Vous vous en fichez pas mal ! rétorqua le romancier. Ce que vous voulez, c’est raffiner l’Amazing Diet, un peu, pas beaucoup, juste assez pour le rendre commercialisable. Vous l’avez dit vous-même : le marché est énorme. Il y a des milliards de dollars à gagner.
— Libérez-moi ! ordonna Emmy. Vous avez la clef des menottes !
— Non, fit David. Je n’ai pas confiance en vous. Pour l’instant vous êtes très bien comme ça.
Il se tut, ignorant les imprécations de la jeune femme. Il transpirait déjà et l’air lui paraissait moite, irrespirable. Les bruits d’eau et les craquements s’intensifiaient. À la hauteur des clapotements, il estima que la maison était à moitié noyée, et il eut une bouffée de panique claustrophobe.
Il fit un effort pour ordonner ses pensées. Il n’était pas perdu au fond de l’océan Arctique, que diable ! Qu’y avait-il au-dessus de sa tête ? Quinze mètres de glace en train de fondre. Une « banquise » fissurée, laissant sourdre une eau dont la température ne devait pas dépasser un degré, voire un degré et demi... Au fur et à mesure que les blocs fondraient, les tunnels seraient noyés. Il était illusoire d’espérer nager en direction de la surface. D’abord parce que le liquide était trop froid, ensuite parce qu’il aurait fallu se déplacer dans le labyrinthe des quartiers de glace à demi immergés. À tout moment, on risquait de se trouver pris en sandwich entre deux fragments d’iceberg et impitoyablement broyé. Sans combinaison protectrice, sans masque respiratoire, combien de temps pouvait-on espérer tenir dans de telles conditions ?
D’autre part, attendre ne constituait pas une solution beaucoup plus engageante. Une demi-heure c’était vite passé. Rien ne prouvait que les gens de Corckland Industries étaient équipés de combinaison de plongée. Ils n’appartenaient pas aux NAVY SEALS tout de même ! David essaya de les imaginer, se glissant dans le bassin en pleine fragmentation, chaque plongeur essayant de s’ouvrir un chemin au milieu des blocs de glace en suspension... Il y aurait des crevasses qui se termineraient en cul-de-sac, d’autres qui se comprimeraient brusquement, écrasant l’intrus ayant commis l’erreur de s’y glisser...
Il leva la tête. Le floc-floc avait atteint le toit de la maison de fer. Il songea à Orroway, au cœur de l’église. Vivait-il encore... ou bien son corps flottait-il déjà au-dessus des ordinateurs court-circuités, entre les fresques naïves décorant les murs de la vieille mission ?
— Faites du bruit ! cria Emmy. Donnez des coups de poing contre les murs pour qu’on s’aperçoive que nous sommes là !
— Avec tous ces craquements ils n’entendront rien ! dit David. De toute façon, les bruits se propagent très mal dans l’eau. Restez calme, économisez l’air.
Il consulta les chiffres phosphorescents de sa montre-bracelet. Encore vingt-cinq minutes ? Combien de temps faudrait-il au bassin pour être totalement liquéfié ? Et qu’avait crié Orroway au moment de disparaître dans l’église ? Il avait parlé d’une surprise... d’un truc pour remonter plus vite ?
Mais quoi ?
« Ça sort probablement d’un de mes romans ! songea-t-il. Cette patinoire, j’aurais pu l’inventer, je le sais bien ! C’est digne de moi... Orroway a pris un malin plaisir à me plagier. S’il y a quelque chose dans ce caisson, ça vient forcément des aventures de Conan Lord. »
Il s’évertua à chercher, mais tout se brouillait dans sa tête.
La centaine de romans nés de sa plume se mélangeaient en un magma d’incohérence où il était bien en peine de dénicher quelque chose d’utilisable. Et pourtant il était sûr d’être sur la bonne piste. Orroway lui avait jeté un nouveau défi.
— Rez-de-chaussée des Abîmes... balbutia-t-il soudain.
— Qu’est-ce que vous racontez ? grogna Emmy.
— Rez-de-chaussée des Abîmes, dit précipitamment David. C’est un de mes romans. Il y a une capsule de survie au fond de la mer... elle est retenue au rocher par des rivets explosifs, comme les carlingues des avions de chasse. Il suffit de faire exploser ces rivets pour qu’elle remonte toute seule à la surface. C’est ça ! C’est ça !
Sans écouter les protestations de la jeune femme, il se mit à explorer le sol à tâtons. Il finit par découvrir ce qu’il cherchait : une minuscule trappe qu’on pouvait soulever en glissant ses ongles dans l’interstice. Lorsqu’il eut rabattu le couvercle, son index rencontra un gros bouton. Il l’enfonça. Des détonations ébranlèrent le sol, venant des quatre coins de la maison. Tout de suite après, le caisson d’acier s’éleva.
— Qu’est-ce qui se passe ? interrogea Emmy.
— Nous ne sommes plus enracinés au fond du bassin, expliqua David. Nous allons remonter doucement, au fur et à mesure que le passage se libérera. Si aucun bloc de glace ne nous arrête, nous avons une chance d’avoir atteint la surface avant d’être complètement asphyxiés.
— Vous croyez ?
— Je ne peux rien vous affirmer... Tout dépendra de la fragmentation de la « banquise ». Lorsque nous n’aurons presque plus d’air, nous ouvrirons la porte et nous essaierons de nager vers la surface. Okay ?
— Okay, dit sombrement Emmy.
Durant le quart d’heure qui suivit ils restèrent silencieux, attentifs aux mouvements de la maison de fer. Le caisson progressait d’un mètre, puis s’immobilisait, bloqué par un bloc de glace. Cinq minutes s’écoulaient, puis, à la faveur d’un remous, le passage se libérait, et la curieuse boîte étanche remontait encore de deux mètres.
David se sentait mal. La sueur ruisselait sur tout son corps et ses tempes bourdonnaient.
— Je n’en peux plus, gémit la jeune femme. Libérez-moi. Si vous perdez connaissance, je ne pourrai pas attraper la clef des menottes, vous n’avez pas le droit de m’imposer ça.
David capitula. De toute manière, il restait si peu d’air à l’intérieur de l’habitacle qu’il ne risquait plus grand-chose. Il tâtonna pour trouver les poignets d’Emmy et la serrure des bracelets de métal.
— On attend encore avant de sortir ? interrogea la jeune femme. À combien sommes-nous de la surface maintenant ?
— Sûrement pas très loin... cinq ou six mètres, fit évasivement David. Mais ce n’est pas ça le problème. Le truc ce sera de trouver un couloir de remontée une fois que nous serons sortis. Il faudra essayer de ne pas s’affoler. Je ne suis pas très bon nageur.
— Peut-être, fit Emmy, mais vous au moins, grâce à la drogue, vous ne sentirez pas le froid. Quelle va être la température de l’eau ? Un degré ?
— Environ. Nous allons nager au milieu des blocs de glace. Mourir gelé en Californie, ce serait amusant, non ?
— Vous avez le même humour de chiotte que votre copain Orroway, grinça la jeune femme.
Un raclement les interrompit, puis le caisson s’éleva encore d’un mètre.
— Je n’en peux plus, j’étouffe, haleta Emmy. Il faut y aller tant qu’il reste encore un peu d’air.
Ils rampèrent vers la porte. Leur poids fit pencher la maison, les déséquilibrant. David se redressa et posa les mains sur le volant commandant l’ouverture du battant.
— Il faudra sortir très vite, dit-il, car dès que l’eau va s’engouffrer, la maison redescendra vers le fond du bassin. Compris ?
— Compris.
À ses mouvements, il devina qu’elle se plaquait de l’autre côté de l’ouverture. Serrant les dents, il tourna le volant à toute vitesse. La porte s’ouvrit d’elle-même. Comme elle était inclinée vers le bas, l’eau entra en bouillonnant, compressant la bulle d’air vicié prisonnière des parois. David n’attendit pas et sauta dans le trou à la seconde même où le caisson se retournait pour obéir aux lois de la pesanteur. Il eut l’impression de prendre un cyclone en marche. Les turbulences le malaxèrent comme si elles voulaient lui arracher la chair des os. Il se débattit. Par bonheur, le bassin était toujours illuminé. L’eau semblait remplie de débris de verre, on eût dit qu’un énorme lustre avait éparpillé ses pendeloques entre les parois carrelées. David donnait de furieux coups de pied pour se propulser vers la surface. Emmy avait vu juste, il ne souffrait pas du froid. Sa tête heurtait de gros glaçons, cherchant à se rapprocher de la lumière des projecteurs. À deux reprises il se cogna le crâne contre une plaque de glace et faillit céder à la panique.
À travers le mur translucide, il distinguait des formes agenouillées au bord du bassin. Alors que ses mains jaillissaient à l’air libre, son torse se retrouva coincé entre deux fragments, et il crut que sa cage thoracique allait craquer sous la pression, mais il parvint à les repousser et à remplir ses poumons d’oxygène. On le hélait de tous bords. Des hommes lui tendaient des gaffes, lui jetaient des cordes. De grandes plaques de glace dérivaient, séparées par des ruisseaux charriant une poussière de givre. L’eau avait la consistance de la crème glacée. David tenta de se déplacer dans ce labyrinthe où les turbulences faisaient s’entrechoquer les fragments de banquise. La peur d’être broyé entre deux blocs ne le quittait pas. Il toucha enfin le bord de la piste. Un homme en treillis brun se pencha pour l’aider à prendre pied.
— La fille... balbutia David. Il y a une fille derrière moi... Emmy Fielding... elle est là-dessous.
Il se laissa tomber sur le sol, toussant et crachant. Au nom d’Emmy, l’homme l’avait lâché pour courir vers ses équipiers. Une confusion extrême régnait à l’intérieur de la patinoire.
David essaya de se redresser, mais il n’avait plus de force. Il vit qu’on tirait quelque chose hors de l’eau, à l’autre bout du bassin. Etait-ce Emmy ou Orroway ?
Quelqu’un lui jeta une couverture sur les épaules.
— Venez, lui souffla à l’oreille le père Doggerty. Filons pendant qu’ils ne s’occupent pas de vous.
Le vieil homme l’aida à se relever et le soutint à travers le couloir d’accès, en direction de la sortie. Ils croisèrent d’autres hommes en treillis qui parlaient dans des radios portatives. Certains étaient affublés de gilets pare-balles, à la façon des policiers du SWAT. Ils étaient également armés, et leurs tenues portaient le sigle de Corckland Industries.
Dès qu’ils eurent franchi le porche, le romancier reçut l’éclat douloureux du soleil en plein visage. La rue était encombrée de voitures chevauchant les trottoirs. Le shérif LeRoy s’agitait, mais personne ne prêtait la moindre attention à ses vociférations. Doggerty remorqua David jusqu’à la station-wagon. Au moment où l’écrivain se laissait tomber sur le siège, une silhouette entra dans le soleil. Une odeur de cigare cubain flotta dans l’air. David leva les yeux. C’était Sebastiano Gracci. Ses hommes le suivaient de près, l’air tendu.
— Alors ? lança le Sicilien en s’accoudant à la portière. Vous l’avez logé ?
— Il est là-dedans, murmura David, l’index pointé vers le gymnase. Tout est là, le labo, Orroway... dépêchez-vous, il y a foule, vous risquez de faire la queue.
— Ne vous inquiétez pas pour ça, dit Gracci en se relevant, j’en fais mon affaire.
David n’eut pas le temps de le voir s’éloigner, Doggerty avait déjà démarré, lançant la voiture à travers les pelouses pour couper au plus court. En quelques secondes, ils avaient tourné le dos à l’attroupement.
— Je vous ramène à l’hôtel, dit le prêtre. Il n’y a guère que cette bonne Ursula qui puisse vous remettre sur pied.
« Hé ! voulut protester David. Je voulais savoir si Emmy s’en était tirée... » Mais il perdit connaissance avant que le premier mot ne soit sorti de sa bouche.